Ma lecture de "Afflictions. L’Afrique du Sud, de l’apartheid au sida." publié sous la direction de Didier Fassin.







L'Afrique du Sud fait partie des pays les plus touchés par l'épidémie de VIH/sida.  L'agence Onusida estime ainsi qu'en 2008, entre 4,9 et 6,6 millions de personnes vivent avec le VIH.  La prévalence de la séropositivité au VIH parmi les adultes âgés de15 à 49 ans est estimée à 18,1%.  Entre 270 000 et 450 000 décès ont été causés par la maladie.


Au delà de ces chiffres catastrophiques, l'histoire du VIH/sida en Afrique du Sud est singulièrement frappante.  Cette épidémie s'est développée en parallèle avec la fin du régime de l'apartheid en 1994 et l'émergence de la démocratie.  Cette catastrophe sanitaire remet ainsi en cause frontalement les espoirs de développement portés par les nouveaux dirigeants sud-africains.  En outre, le président Thabo Mbeki est devenu notoirement célèbre pour avoir repris à son compte la thèse selon laquelle le VIH ne serait pas la cause du sida, une théorie développée par le chercheur californien Peter Duesberg dans les années 80, largement discréditée par la communauté scientifique internationale.  C'est l'une des raisons pour laquelle le gouvernement sud-africain s'est opposé à la généralisation des prescriptions des traitements antirétroviraux. Dr. Manto Tshabalala-Msimang,  la ministre de la santé ministre de la santé de 1999 à 2008, préconisait ainsi le recours à des médecines traditionnelles comme la consommation d'ail, de citron et de betteraves, en lieu et place des médicaments antirétroviraux, qu'elle considérait comme étant trop toxiques. 


Enfin, paradoxalement, l'Afrique du Sud a aussi été le théâtre en 2001 d'un jugement historique de portée internationale qui a contribué à réduire le coût des traitements anti-rétroviraux.  39 laboratoires pharmaceutiques ont ainsi perdu le procès qu'ils intentaient à l'encontre du gouvernement sud-africain en vue d'interdire la production locale de copies génériques de leurs traitements.   Cette décision fut alors largement saluée à l’échelle internationale car elle a renforcé la légitimité de ces versions génériques des traitements antirétroviraux, qui sont bien moins chères que les versions originales.  La disponibilité de ces médicaments génériques a ainsi largement contribué à rendre possible une augmentation majeure de leur disponibilité dans les pays d’Afrique Subsaharienne entre 2001 et aujourd’hui (deux millions de bénéficiaires à la fin de 2007, WHO)


Suite à ce succès juridique (qui très étrangement n’est pas du tout abordé dans ce livre…), selon les militants de l'association sud-africaine Treatment Action Campaign, le gouvernement Sud-Africain avait toutes les cartes en mains pour développer l'accès aux traitements anti-rétroviraux et mettre en place une politique nationale de lutte contre le sida qui soit à la hauteur de l'ampleur de l'épidémie.   L’Afrique du Sud est après tout l’un des pays les plus riches et développés du continent africain.  Il n'en fut quasiment rien.  Si des programmes d’accès aux antirétroviraux on pu voir le jour en Afrique du Sud depuis 2001 (surtout a partir de 2003 quand Mbeki a annoncé qu’il se « retirait » du débat public sur le sida) ces initiatives sont mises en place le plus souvent en dépit des réticences du gouvernement fédéral.  Le taux de couverture de l’accès aux antirétroviraux reste très insuffisant (28% en fin d’année 2007 selon l’OMS).  Lors de la conférence mondiale de la lutte contre le sida en 2006, Stephen Lewis, l’envoyé spécial des Nations Unies sur le sida en Afrique a violement dénoncé l’irresponsabilité des dirigeants sud-africains : «[l’Afrique du Sud] est le seul pays africain qui continue de relayer des thèses qui sont plus dignes de marginaux lunatiques que d’un état responsable et compassionnel. »


Les conséquences de ces errements gouvernementaux sont en effet gravissimes: selon une étude publiée en 2008, plus de 330 000 personnes sont décédées prématurément du fait de l'inexistence d'un programme national et cohérent de prescription des traitements antirétroviraux en Afrique du Sud (Chigwedere, 2008).  Barbara Hogan, la nouvelle ministre de la santé, s’est récemment engagée à largement renforcer la lutte contre le sida en Afrique du Sud.  Surtout, elle a tenu à affirmer publiquement qu’elle considérait bel et bien le VIH comme étant la cause du sida.  La page de l’aveuglement gouvernemental face au sida semble être enfin tournée en Afrique du Sud.


Synthèse de l'ouvrage :
L'ouvrage collectif "Affliction : l'Afrique du Sud, de l'Apartheid au sida", édité sous la direction de Didier Fassin en 2004, tente d'apporter un éclairage multi-disciplinaire sur cette histoire tragique du sida en Afrique du Sud.  Il s'agit d'inscrire l'épidémie dans son contexte social, anthropologique, économique, et historique, pour pouvoir mieux comprendre les enjeux.  Les auteurs tentent notamment d’expliquer les raisons pour lesquelles les réponses gouvernementales face à l’épidémie ont été si… surprenantes. 
Dans l’introduction et le chapitre "L'incorporation de l'inégalité", Didier Fassin décrit le décalage entre d’une part les explications « biologiques et comportementales » de l’épidémie et d’autre part les explications « sociologique ».  Ce décalage expliquerait pourquoi la polémique sur les prises de positions du président Mbeki fut si virulente.  Selon Fassin, les experts scientifiques internationaux en effet ne pouvaient tolérer que l’on mette au second plan « l’explication biomédicale pour lui préférer une interprétation socio-économique »(p 23).  Dans cet ouvrage, Fassin propose de dépasser ce décalage, de « proposer une mode d’intelligibilité de l’épidémie qui tienne compte à la fois des connaissances biomédicales et des réalités socio-économiques » (p24). 


Selon Fassin, le président Mbeki adhère ainsi à une forme d’analyse sociale de l’épidémie, qui met l’accent sur le rôle majeur joué par la pauvreté dans le développement l’épidémie.  Ce fût la thèse de son discours d’ouverture de la conférence mondiale de la lutte contre le sida à Durban en 2000, ou Mbeki conclut notamment qu’on « ne peut pas faire porter la responsabilité [de tous les fléaux de l’Afrique du Sud] sur une virus unique ».  Accuser Mbeki d’être un négationniste n’est pas légitime, car la raison de ce déni est avant tout « l’incrédulité de la victime ou de ses représentants en face de l’affliction qui les accable » (p 28) alors que le négationnisme est plutôt « la mauvaise foi du bourreau ou de ses complices ».  Dans l’histoire du sida en Afrique du Sud, Fassin considère ainsi que Mbeki fait partie du camp des « victimes » et de « leurs représentants ». 


L’auteur décrit par la suite trois facteurs qui expliquent le développement massif du VIH en Afrique du Sud :  les facteurs socio-économiques, la violence sexuelle et les migrations.  Au niveau individuel, ces trois facteurs de vulnérabilité peuvent se conjuguer : des jeunes femmes en situations de grande précarité originaires des zones rurales se retrouvent à essayer de se procurer de quoi survivre dans les villes en proposant des prestations sexuelles aux hommes rencontrés dans les bars ; elles se retrouvent en outre être victimes de violence multiples.


La longue histoire de la colonisation sur le continent africain a fait émerger une masse de stéréotypes racistes sur les africains.  Ceux-ci notamment dénonçaient la sexualité des africains considérée comme débridée ou immorale.  En outre, des interventions menées au nom de la santé publique en Afrique du Sud ont eu des effets dévastateurs sur les communautés noires.  La lutte contre la peste la tuberculose, ont été utilisées comme prétextes pour justifier la migration forcée des communautés noires au début du vingtième siècle.  Enfin, on a récemment découvert que des médecins sud-africains blancs expérimentait pour le compte du régime de l’apartheid des méthodes d’élimination des africains, comme par exemple la stérilisation forcée des femmes noires.  Dans ce cadre, des vétérans séropositifs ont été amenés à fréquenter des prostituées dans les quartier populaires « afin d’infecter les populations noires via leurs prostituées ».


Fassin explique que dans ce contexte, le rejet des approches scientifiques face au sida ne peut être considéré comme étant simplement une vision fantaisiste mais bien l’héritage d’une longue histoire violente dans laquelle la médecine, la science ont été utilisés au service d’un régime raciste et meurtrier.  Fassin conclut ainsi que la « perspective des dominés sur leur propre histoire doit être entendue ».


Dans son article « Politiques de la vie et politisation de la sexualité » Deborah Posel propose d’apporter un éclairage complémentaire sur les prises de positions du gouvernement sud-africain via une analyse sémantique des discours de Thabo Mkebi.


Ainsi, le projet de « renaissance africaine » soutenu par Mbeki a pour vocation de rétablir la dignité de « millions d’Africains qui ont connu des siècles de misère ».  Il s’agit donc pour Mbeki de s’opposer farouchement aux multiples visions stigmatisantes de la sexualité des africains développées par les colonisateurs.  L’histoire de Saartjie Baartman en est une illustration criante : d’abord esclave de fermiers hollandais près su Cap, elle fût forcée à voyager en France et au Royaume-Uni entre 1810 et 1815 pour être exhibée, le plus souvent dénudée, à la fois dans des fêtes foraines et devant les scientifiques de l’époque.  Selon l’auteur, en refusant d’aborder de front les enjeux sexuels qui sont intimement liés au développement du sida en Afrique du Sud, Mbeki avant tout s’oppose aux thèses racistes qui font reposer la « faute » des maladies sexuellement transmissibles sur la sexualité des africains, considérée comme débridée et immorale.  Ainsi, la thèse « alternative » selon laquelle le sida est avant tout le résultat de l’extrême pauvreté (et non pas due à un virus transmis sexuellement) permet à Mbeki d’éviter de parler de sexualité.  De la même façon, Mbeki rejette les statistiques sur le nombre très élevé de viols an Afrique du Sud comme étant le produit de campagnes racistes.  L’auteur déplore que ce refus de parler de sexualité au plus haut niveau de l’état a largement compliqué le travail des intervenants qui travaillent sur la prévention des maladies sexuellement transmissibles.


Dans l’article « le passé dans le présent », Hélène Schneider fait une synthèse des différentes études menées sur les facteurs socio-économiques associés au développement du VIH en Afrique du Sud.  On retiendra notamment que des facteurs bien précis sont liés à une prévalence élevée du VIH, comme le fait d’habiter dans une zone d’habitat informel (p 89), le fait de vivre dans une communauté avec des ratios inégaux entres les hommes et les femmes (p 88) ou dans une zone dans laquelle la pauvreté côtoie la richesse (p 90).  Ainsi remarque l’auteur,  les études sur les prises de risques sexuels ne font pas apparaître de différences majeures entre les Sud-africains et les occidentaux ou les populations des pays africains à basse prévalence.  Ces facteurs socio-économiques jouent donc en soit un rôle majeur dans le développement de l’épidémie.  Dans son analyse des politiques sud-africaines mises en place pour lutter contre le sida, l’auteur regrette que les programmes mis en place jusqu’à présent n’ont guère pris en compte ces déterminants socio-économiques de la santé.
Duane Blaauw retrace l’histoire du système politique sud-africain dans l’article «Transformations de l’Etat et Réforme de la Santé », notamment les tensions pérennes qui existent entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux.  L’organisation politique du pays a eu un impact majeur dans la mise en oeuvre des programmes de prévention et de soin face au sida, notamment concernant l’articulation des responsabilités dans le domaine de la santé entre le niveau local et le niveau national.   Lors de son arrivée au pouvoir en 1994 après la fin de l’apartheid, l’ANC a hérité d’une administration publique complexe dont la vocation avait été de servir la minorité blanche qui contrôlait le pays.  La réforme de cette administration pour qu’elle serve les objectifs ambitieux et généreux du nouvel état sud-africain a été rendue très complexe par de multiples facteurs.  On retiendra par exemple le fait que le nouveau gouvernement s’était engagé à ne pas se séparer des fonctionnaires recrutés à l’époque de l’apartheid.  L’OMS en outre a encouragé l’adoption par l’Afrique du Sud d’une organisation en districts de ses services de santé, sans considérer si ce système était bien adapté au pays.  Cette réforme fut à l’origine de beaucoup de confusion parce que les dictricts, contrairement aux gouvernements locaux, ne sont pas reconnus par la constitution sud-africaine.  Enfin, les politiques internationales dominantes à la fin des années 90 promues explicitement par la Banque Mondiale ont contribué à remettre en cause les programmes économiques fondés sur la redistribution des revenus (comme ceux initialement prévus dans le Reconstruction and Development Programme de 1994 à 1996).  L’auteur souligne que la transformation de l’état sud-africain suite à la fin de l’apartheid est un chantier ardu qui exige du temps.


Dans l'enquête ethnographique "Chronique hospitalière", Loveday Penn-Kekana présente les façons dont les professionnels de la santé dans deux maternités sud-africaines appréhendent l'épidémie de sida.  L'auteur tenait à voir comment la polémique engendrée par les propos controversés du président Tabo Mbeki était comprise et déclinée au niveau de ces maternités.  Au moment de son enquête, un article a été publié qui faisait état de la découverte de la séropositivité d'un bébé alors que ses deux parents étaient séronégatifs.  Cet enfant était né précisément dans l'une des maternités ou l'auteur menait sa recherche, ce qui  lui donna l'opportunité d'interroger les membres des équipes hospitalières sur ce qu'ils pensaient de cet étrange fait divers.  Parmi les analyses présentées, on retiendra en particulier:
- Les personnes interrogées font référence à l'appartenance raciale d'une façon quasi-systématique dans leurs propos, souvent d’une façon raciste.  Certains présument ainsi que les parents du bébé séropositifs doivent être blanc ou métis, car l'article publié relatait le fait que ceux-ci s’étaient rendus par la suite dans une clinique privée.  L'administratrice (blanche) de l'hôpital élabora que les parents devaient être métis.  Selon elle, le bébé a du être contaminé lors d'un viol car "les gens violent les bébé tout le temps dans la communauté métisse".
-  Malgré une prévalence du VIH très élevée parmi leurs patientes, l'auteur a constaté que les employés de l'hôpital ne parlaient finalement guère du sida.  Une première explication tient du fait qu'ils ne sont finalement que relativement rarement amenés à parler directement du sida avec les patientes : les dépistages des femmes enceintes et le soutien associé à l'annonce des résultats sont effectués par d'autres employés dans un autre service.  Au delà, l'auteur constate que les infirmières de l'hôpital font face elles-mêmes à des situations très violentes et très dures dans leur vie privée. Plusieurs d'entre elles ont eu des proches tués d'une façon très violente.  Selon l'auteur, ces conditions d'existence difficiles les amènent à relativiser les malheurs de leurs patientes.
Katinka de Wet dresse un bilan de la place du volontariat dans la prise en charge des personnes vivant avec le sida dans son article "Un militantisme social".  Le gouvernement sud-africain en effet a publiquement encouragé en de nombreuses reprises les citoyens sud-africains à s'impliquer dans l'aide aux malades du sida, en rappellant les origines ancestrales africaines du volontariat.  Il s'agit en partie d'essayer de compenser les limites du système hospitalier face à l'ampleur du sida en Afrique du Sud. 


L'auteur résume l'histoire du volontariat dans le pays.  D'une part, le militantisme politique qui a abouti à la fin de l'apartheid reposait surtout sur l'engagement de nombreux jeunes qui habitaient dans les townships.  Les réseaux constitués à l'époque de la résistance à l'apartheid sont toujours très présents aujourd'hui.  Ils permettent notamment à l'ANC de rester en lien avec les populations via ses militants qui restent investis dans le soutien à leurs communautés.  D'autre part, les communautés religieuses formées par les missionnaires ont souvent mis l'accent sur la nécessité d'aider son prochain.  La religion reste ainsi une justification majeure qui encourage les personnes à s’impliquer.  L'auteur remarque toutefois que les programmes de prise en charge à domicile qui reposent sur le volontariat présentent de nombreuses limites.  Les volontaires - le plus souvent - ne sont pas suffisamment formés pour les multiples tâches qui leurs incombent.  Les liens avec les familles visitées sont compliqués par le fait que les volontaires manquent parfois de légitimité : la confiance ne s'instaure pas automatiquement, surtout quand les familles ne veulent pas que la présence d'une personne malade soit divulguée dans la communauté.  En outre, les volontaires ne disposent de guère de moyens : ils n'ont souvent pas de gants pour faire des toilettes ou ils ne disposent pas de véhicules pour accompagner les malades à l'hôpital.  Les estimations du nombre des services rendus par les volontaires sont très parcellaires.  L'auteur mesure toutefois que dans la communauté qu'elle a étudiée, seule une petite partie des malades du sida a effectivement bénéficié de visites à domicile.  L'auteur estime ainsi que les enjeux de la formation et la rémunération des volontaires doivent être sérieusement pris en compte.  En outre, l'auteur s'interroge si ce ne serait pas plus judicieux de mieux financer le secteur médical officiel plutôt que des programmes impliquant des volontaires.


Dans l’article « Histoire collective et responsabilité individuelle : condition de la mobilisation contre le sida dans le mines », Judith Hayem présente les défis majeurs qu’implique la mise en place de programmes de prévention et de traitement du sida dans le mines.  Sur la base de ses propres observations dans le cadre de son étude ethnologique, l’auteur constate que les initiatives menées par les employeurs ou par les syndicats sont finalement souvent perçues par les bénéficiaires (les ouvriers ou les prostitués) comme ayant été conçues à leur insu, pour eux et non pas avec eux.  La mise à disposition de préservatifs et la distribution de brochures d’information sur le sida n’ont guère de chance de pouvoir aboutir aux changements de comportement escomptés si au final les personnes et les communautés ciblées ne s’estiment pas concernées, surtout si d’autres facteurs sociaux s’opposent à l’adoption de comportements de prévention.  Par exemple, la fidélité des hommes peut être perçue comme n’étant pas virile ou les ouvriers sont obligés de continuer à vivre dans des foyers, loin de leurs familles.  En outre, le poids de l’histoire de l’apartheid reste très présent.  Dans les usines et les mines, il était ainsi interdit aux employés noirs d’adresser la parole à leurs supérieurs blancs.  Le droit de communiquer avec leurs collègues et leurs supérieurs est largement perçu par les mineurs comme l’un des acquis essentiels de la démocratie.  Les campagnes de prévention qui ne consistent qu’en un discours unilatéral diffusé à leur intention sont ainsi perçues par les mineurs comme étant une forme de retour en arrière.  Il s’agit donc de permettre le dialogue et les échanges sur le VIH de s’instaurer, de reconnaître que les mineurs ne sont pas simplement un moyen de production mais surtout des sujets à même d’identifier et d’adopter les moyens de préserver leur santé.  L’auteur salue qu’en Afrique du Sud, du fait des réticences notoires du gouvernement, de nombreuses entreprises ont pris l’initiative de mettre en place des programmes de prévention et de traitement du VIH pour leurs employés.  Elle note toutefois que le fait de recourir au dépistage ou de bénéficier de soins au sein de sa propre entreprise ne va pas de soit.  Les ouvriers redoutent d’être licenciés si leur séropositivité était découverte par leur employeur.  Surtout qu’au cours de la plus grande partie du vingtième siècle, les mineurs qui souffraient d’une tuberculose étaient systématiquement et immédiatement renvoyés….  En attendant que l’Etat sud-africain soit enfin en mesure de garantir un accès universel à la prévention et aux traitements, ces initiatives privés - aussi perfectibles fussent-elles - ont contribué à faire émerger les enjeux de l’accès aux traitements antirétroviraux et de la prise en compte de la séropositivité dans les entreprises.


Frédéric Le Marcis de son côté illustre dans l’article « L’Empire de la Violence » la place prépondérante de la violence dans la vie des citoyens sud-africains noirs au travers de la biographie de Ntombi, une femme de 25 ans, séropositive et mère d’un bébé d’un an.  L’auteur retrace les multiples façons dont l’histoire de Ntombi se conjugue avec l’histoire de son pays, notamment l’exacerbation des conditions de vie dans le township dans lequel Ntombi a grandi du fait des multiples restrictions imposées aux noirs par le régime de l’apartheid.  Au-delà, l’auteur explique, la présence massive de la violence physique et verbale dans les rapports sociaux en Afrique du Sud, que ce soit de la part des hommes, des femmes, ou même des infirmières à l’égard de leurs patients constitue une forme de réponse aux multiples violences institutionnelles générées par le régime de l’apartheid jusqu’en 1994.  Au niveau individuel, l’auteur considère que le recours à la violence correspond à un choix « effectué dans un contexte d’alternatives limitées ».   Il conclut que la création de groupes d’auto support de personnes séropositives et la mobilisation sociale face au VIH contribue à rompre le cycle de la violente en proposant d’autres alternatives aux personnes touchées par la maladie.


Elizabeth Deliry-Antheaume présente ensuite une revue de fresques murales sur le sida.  Ces images, très variées, comprennent des messages de promotion de l’usage des préservatifs ou des appels à la mobilisation face su sida.  Ce sont aussi des espaces d’expression libre : sur l’une d’entre elle on peut ainsi lire les paroles de Benjamin, une personne vivant avec le VIH :  « I’m sick of Mbeki saying that HIV does not cause AIDS » (Je suis malade d’entendre Mbeki dire que le VIH n’est pas la cause du sida).


Cette collection d’articles sur le sida en Afrique du Sud se termine par une postface de Paul Farmer, médecin-anthropologue et militant acharné pour l’accès aux traitements dans les pays du sud.  Il décrit notamment les inégalités pérennes sur notre planète comme étant une forme d’apartheid qui maintient des pans entiers de populations dans la pauvreté et la maladie.  La lutte contre le sida est ainsi aussi une lutte pour l’égalité.


Références d'extraits significatifs :
Au-delà des citations déjà reprises dans la synthèse de l’ouvrage ci-dessus, les extraits suivant reflètent les principales thèses relayées par cet ouvrage :
Page 42 (Didier Fassin) : 
[…] une anthropologie politique de l’épidémie, telle qu’elle vient d’être proposée, permet de rendre audible une double vérité contenue dans le discours d’ouverture du président sud-africain.  Première vérité, les explications biologiques et comportementales n’épuisent pas l’interprétation de l’épidémie ; l’inégalité observée doit trouver sa place dans le modèle étiologique du sida.  C’est ce que j’ai d’abord cherché à montrer en m’intéressant à la condition sociale des malades.  Deuxième vérité : la perspective des dominés sur leur propre histoire doit être entendue ; l’inégalité vécue fait partie de la scène globale du sida.  C’est ce à quoi je me suis attaché en analysant l’expérience historique de la maladie. […]  Les grandes afflictions de notre temps ne sont pas uniquement des malheurs naturels : elle nous parlent de l’ordre et de la sécurité.


Page 221 (Judith Hayem) :
L’enquête révèle […] la conviction des mineurs qu’il faut reconnaître que l’épidémie touche des corps qui sont également des sujets.  On l’a vu, ce point est une des faiblesse des méthodes de prévention des compagnies (qui travaillent pour les gens mais pas avec eux) et il est dénoncé pas les mineurs au titre que « les gens sont des ouvriers, ce ne sont pas des objets ».


Page 294 (Paul Farmer) :
La lutte contre l’apartheid, comme la lutte contre l’esclavage, est un combat qui n’est pas seulement contre cet enfermement rigide mais aussi pour une modernité qui n’est pas seulement celle des transplantations cardiaques ou des grandes entreprises, qui n’est pas seulement une question de produit national brut et de gratte-ciel.  Cette modernité doit plutôt être conçue autour d’un rêve insaisissable d’égalité.


Commentaires personnels :
Didier Fassin ne m’a guère convaincu sur un point bien précis : le ralliement Thabo Mbeki aux thèses négationnistes selon lesquelles le VIH ne serait pas la cause du sida ne peut être simplement expliqué comme étant une forme d’analyse sociale de l’épidémie qui s’opposerait aux analyses strictement biomédicales.  Thabo Mbeki en outre n’a jamais essayé de « rendre compatibles les thèses biomédicale et sociale » comme le suggère Didier Fassin (p 42).  A partir du moment où il s’était rallié aux thèses les plus obscures sur le sida, à partir de la constitution de son comité d’experts sur le sida dont la moitié des membres représentaient ces thèses négationnistes, l’ensemble des discours de Mbeki sur le sida n’était simplement plus crédibles.  Mbeki n’essayait pas de rendre ses thèses compatibles avec les thèse biomédicales, il réfutait purement et simplement l’origine virale du sida et considérait par ailleurs que la grande pauvreté est un facteur à l’origine de multiples maladies.  C’est une chose de considérer les paroles des personnes persécutées, qui vivent dans la pauvreté ou qui font l’objet de persécutions comme étant les paroles de victimes, qui méritent en soit d’être entendues.  C’en est une autre de considérer de la même façon les discours du président d’un des pays les plus riches du continent africain, surtout quand celui-ci ne fait que reprendre à son compte les élucubrations d’un petit groupe de californiens illuminés, surtout quand ces paroles ont eu pour conséquences directes des énormes retards dans la mise en place de programmes de prévention et de traitement face au sida en Afrique du Sud.  L’analyse présentée par Didier Fassin sur les facteurs socio-anthropologiques qui ont contribué au développement massif du VIH en Afrique du Sud est fondée et sérieuse.  C’est donc regrettable que l’auteur interprète d’une façon aussi charitable les propos absurdes de Mbeki.  Ne peut-on pas plutôt considérer qu’en remettant en cause les fondements des connaissances scientifiques, Mbeki simplement essayait de justifier voire camoufler l’absence de réponse de la part de son gouvernement face au sida.  Après tout, ce type de comportement de la part de responsables élus est relativement courante : l’administration de George Bush aux Etats-Unis a recouru à une stratégie similaire avec la remise en cause explicite de la réalité du réchauffement climatique…


Je déplore en outre la quasi-absence dans cet ouvrage du rôle joué par les associations, surtout par les militants de la Treatment Action Campaign (TAC) dans la lutte contre le sida en Afrique du Sud.  Avec un procès en 2002, les militants de TAC ont forcé leur gouvernement à généraliser l’accès à la prescription d’antirétroviraux pour prévenir les contaminations de la mère à l’enfant, un précédent qui déclencha par la suite l’augmentation de l’accès aux antirétroviraux pour l’ensemble des personnes touchées.  Ce sont eux en outre qui ont mené des contre campagnes incessantes pour dénoncer les multiples charlatans prescripteurs de remèdes traditionnels contre le sida, une pratique qui s’est largement développée avec la bénédiction tacite du gouvernement.  Ce sont eux enfin qui ont mis en place des innombrables groupes d’auto-support à l’intention des personnes vivant avec le VIH et de multiples campagnes d’information et de « treatment preparedness » jusque dans les lieux les plus reculés du pays, pour accompagner l’élargissement de l’accès aux antirétroviraux.  Lors d’un procès qui opposait TAC à une entreprise de distribution de traitements « alternatifs » du sida, TAC fut accusée de servir les intérêts des multinationales pharmaceutiques, une accusation particulièrement cruelle et infondée vu que TAC a toujours vigoureusement soutenu le développement des copies génériques des traitements antirétroviraux…  TAC est certes citée dan cet ouvrage comme étant l’un des mouvements de la société civiles les plus important.  C’est donc bien surprenant que si peu de place lui est accordée dans cette analyse du sida en Afrique du Sud…


Par contre j’ai été particulièrement marqué par l’article de Judith Hayem sur les limites des programmes de prévention mis en place dans les mines par les entreprises.  Cet article illustre parfaitement la nécessité d’impliquer les communautés dans la définition et la mise en œuvre des programmes de promotion de la santé qui les concernent, plutôt que de les considérer comme des bénéficiaires passifs de services de santé.  Au vu de cet article, cette approche communautaire et participative de la prévention n’est pas simplement un postulat éthique mais bel et bien une condition essentielle pour assurer la réussite des programmes.


Ce que je pourrais mettre en œuvre après cette lecture :
Je tiens à prendre le temps de lire le livre « Letting them die.  How HIV/AIDS prevention programmes often fail » de Catherine Campbell, cité dans l’article de Judith Hayem, car cet ouvrage semble développer un argumentaire solide sur la nécessité d’intégrer les approches participatives et communautaires dans la mise en place des programmes de prévention.


Au-delà, en qualité de responsable de la prévention pour l’association AIDES, je réalise à quel point les auteurs universitaires peuvent être parfois distants des acteurs associatifs et communautaires de la lutte contre le sida.  Le fait qu’aucun militant associatif sud-africain n’ait contribué à cet ouvrage est particulièrement regrettable.  En tant qu’acteurs associatifs, sommes-nous ainsi tellement « le nez dans le guidon » que nous oublions de faire connaître nos façons de faire auprès des chercheurs, même ceux qui comme Didier Fassin seraient sans doute interpellés par nos modes d’action ?  Certes Daniel Defert, le fondateur de AIDES, est un sociologue : les ponts ne sont ni rompus ni infranchissables.









Référence bibliographique :
Fassin D. L'Afrique du Sud, de l'appartheid au sida. Paris ; Karthala : 2004



Références :
Chigwedere P, Seage G, Gruskin S, Lee T, Essex M. Estimating Lost ARV Benefits in South Africa. J Acquir Immune Defic Syndr 2008 ;49 :4. http://aids.harvard.edu/Lost_Benefits.pdf (accédé le 10 février 2009).
UNAIDS.  Epidemiological Fact Sheets, 2008 update.  2008.  http://www.unaids.org/en/CountryResponses/Countries/south_africa.asp (accédé le 10 février 2009).
WHO.  Towards universal access : scaling up priority HIV/AIDS interventions in the health sector : progress report 2008.