(Toute ressemblance avec des évènements réels ne serait que le fruit d'une pure coïncidence.)
En tant que salarié de l’association AIDES (une association française de lutte contre le sida) et anciennement responsable des partenariats associatif européens, mon expertise professionnelle se situe surtout dans le champ de la mobilisation associative et communautaire face au sida (mise en place d’action de plaidoyer au niveau européen et international pour améliorer l’accès à la prévention et aux traitements antirétroviraux, renforcement des capacités des associations, surtout en Europe centrale et orientale, mise en place de séminaires à l’intention de personnes vivant avec le VIH et des membres des associations…).
Pour cette raison, ce devoir se portera sur la faible place accordée aux enjeux thérapeutiques au sein de ARAS, l’association roumaine de lutte contre le sida… et sur les façons de changer cette « institution » pour qu’elle intègre l’éducation thérapeutique des personnes vivant avec le VIH (PVVIH).
1/ Le contexte :
AIDES, l’association pour laquelle je travaille, a joué en France un rôle central dans la mise en place du soutien et de la formation des personnes vivant avec le VIH vis-à-vis de leur prise en charge médicale. Par exemple, nous organisons ainsi très régulièrement, dans toute la France, des week-ends d’action thérapeutique qui permettent aux personnes vivant avec le VIH de partager leurs expériences vis-à-vis de leurs traitements, de leurs relations avec le système médical, de leur vécu au quotidien. La vulgarisation de l’information médicale à l’intention des PVVIH et de leurs proches est l’une des principales raisons d’être de notre magazine Remaides, diffusé en France et au niveau international. Notre expertise dans le champ de l’action thérapeutique est reconnu : depuis plusieurs années déjà, plusieurs membres de AIDES sont impliquées dans la mise à jour des recommandations nationales sur la prise en charge médicale des personnes infectées par le VIH en France. Plus globalement, notre action associative est fondée sur les principes de la santé communautaire : nous tenons avant tout à faciliter et soutenir la mobilisation des PVVIH et des membres des communautés les plus touchés par la maladie face à cette épidémie.
Nos partenariat internationaux ont pour vocation première de soutenir les associations de lutte contre le sida qui partagent nos principes et qui font appel à nous. Avec l’élargissement de l’Union Européenne (les 12 pays qui ont rejoint l’UE en 2004 et 2007), nos partenariats associatifs en Europe avaient en outre pour objectif de mieux connaître les associations de lutte conte le sida dans les nouveaux pays membre de l’Union Européenne. Nous sommes en effet amenés à travailler avec ces nouveaux partenaires dans la construction de notre plaidoyer commun au niveau des institutions européennes. AIDES et plusieurs associations de lutte contre le sida d’Europe Centrale et Orientale se sont ainsi associées à partir de 2001 dans la mise en place des « projets INTEGRATION » (www.integration-projects.org), une initiative dédiée au renforcement de l’action associative locale face au VIH et aux hépatites et à la mise en place d’actions de plaidoyer communes. Les différentes phases de ce partenariat ont été financées principalement par la Commission Européenne.
C’est donc dans ce cadre que j’ai eu l’opportunité, entre 2002 et 2008, de conduire plusieurs missions en Roumanie et apprendre à bien connaître l’association ARAS. Nous avons organisé ensemble plusieurs séminaires européens dont deux qui se sont tenus à Bucarest. En outre, AIDES a mené plusieurs missions pour faire le point sur la situation en Roumanie, le rôle joué par ARAS, identifier ses priorités et ses besoins et - sur ces bases – organiser des sessions de formation et des stages à l’intention de ses membres. J’ai ainsi eu de multiples occasions d’observer les actions menées par ARAS (activités de loisir avec les adolescents vivant avec le VIH, distribution de seringues propres auprès des usagers de drogues, soutien médical de proximité et distribution de préservatifs aux prostituées la nuit, actions de plaidoyer auprès du gouvernement roumain…). J’ai en outre eu l’occasion de discuter en de multiples reprises avec les responsables de l’association ARAS sur les difficultés qu’ils rencontrent. Entre 2002 et 2008, j’ai ainsi eu l’honneur connaître de près et de voir évoluer cette institution un peu particulière…
Le rapport sur l’état de l’épidémie de VIH/sida en Roumanie produit auprès des Nations Unis par le gouvernent roumain en juin 2008[i] fait état de la situation suivante concernant le VIH:
Le niveau d'épidémie est faible et il n'y a pas de signe de concentration parmi les groupes vulnérables malgré les comportements à risque identifiés. La Roumanie a un grand groupe d'adolescents vivant avec le VIH/sida, plus de 7000, qui sont en fait les enfants infectés dans la période de 1987 – 1991. Bien que leur traitement et les soins soient assurés, des programmes doivent encore être mis au point pour assurer leur intégration sociale, l'accès à l'éducation et à l'emploi et réduire les stigmates et la discrimination auxquels ils sont confrontés.
Un constat est apparu dès la première mission : ARAS est beaucoup moins investie que AIDES sur les enjeux thérapeutiques. Nos deux structurent partagent énormément de priorités communes (le soutien des droits et de la dignité des personnes vivant avec le VIH, la mise en place de programme de réduction des risques à l’intention des usagers de drogues, une approche indépendante et engagée vis-à-vis de nos institutions publiques nationales…). Ces multiples points communs rendent d’autant plus intrigante cette différence entre ces deux associations concernant les enjeux thérapeutiques et la formation des patients. Cette étude sociologique visera par conséquent à essayer de mieux comprendre les raisons du faible investissement de ARAS sur les enjeux thérapeutiques concernant le VIH et identifiera les stratégies que les acteurs concernés pourraient mettre en place pour changer cette situation.
2/ Analyse de l’enjeu de l’éducation thérapeutique dans l’association ARAS avec les concepts de l'analyse institutionnelle, de l'analyse stratégique et de l'interactionnisme :
2.1) ARAS : les institutions formelles et informelles.
L’organisation associative de ARAS peut se résumer de la façon suivante :
(Ce résumé est en partie basé sur le rapport de la mission menée pas l’association française PLUS en Roumanie en octobre 2008, une mission précisément dédiée à l’analyse des modes d’organisation de ARAS[ii]).
ARAS a été fondée en 1992. Maria G. et Nicoleta D. faisaient partie des membres fondateurs et jouent encore aujourd’hui un rôle central : Maria assume depuis plusieurs années la direction de l’association et Nicoleta s’occupe de la coordination de certains programmes et des relations internationales (en tant que salariées). Elles font aussi partie du « directoire » de l’association. Ce conseil de gouvernance est constitué de 7 personnes (les deux salariées suscitées et cinq membres bénévoles).
Les actions de l’association sont menées principalement par une cinquantaine d’employés salariés. Si les bénévoles peuvent aussi s’investir dans l’association, sur les 40 bénévoles recrutés et formés en 2007, seul 5 étaient toujours actifs au mois d’octobre 2008.
Les membres bénévoles du directoire ne sont pas impliqués dans la mise en place des actions (ceci est déploré par plusieurs des membres de ARAS). La seule fonction qu’ils assument dans les faits est donc de participer aux réunions de ce directoire.
Par conséquent, les prises de décisions de l’association n’impliquent que relativement peu le directoire et les autres membres bénévoles de l’association. Ce sont surtout lors des réunions des salariés que des orientations stratégiques de l’association sont définies.
Dans ce contexte, les institutions formelles que nous pouvons identifier sont :
- Le directoire : il s’agit d’une instance définie dans les statuts officiels de ARAS, et sa vocation formelle est bien de diriger l’association. Le fait que la grande majorité de ces membres est bénévole est censé garantir l’indépendance de cette instance.
Contrairement à AIDES en France, aucun des membres de ce directoire n’a fait part ouvertement de son éventuel statut de personne vivant avec le VIH. Si effectivement aucun des membres du directoire n’a à prendre un traitement antirétroviral, ce peut être une explication du fait que ARAS n’a jamais considéré jusqu’à présent les enjeux de l’éducation thérapeutique comme une priorité…
- La directrice de ARAS assure la prise de décision dans l’association au quotidien. Elle s’occupe notamment du recrutement et de l’encadrement des salariés, des relations auprès des financeurs, une grande partie des relations publiques de l’association. Maria G. d’un point de vue légal assume une grande part de responsabilité formelle en tant que directrice (En cas de problèmes légaux, ce sera elle qui sera amenée a assumer la responsabilité au nom de l’association).
- Les réunions des salariés avec leur direction. C’est une instance moins formelle que les deux précédentes, mais les réunions font partie de la réalité de toute association, nous les considérons donc comme une forme d’institution formelle. Elles ont lieu en outre bien plus souvent que les réunions du directoire.
Une grande majorité des salariés de ARAS sont des jeunes qui viennent de terminer leurs études universitaires. Il y a donc une autre différence avec AIDES où une partie significative des salariés sont des gays, des usagers de drogues ou des personnes d’origine africaine qui vivent avec le VIH. Cette différence s’explique surtout par le fait que la prévalence officielle du VIH en Roumanie est plus basse qu’en France (avec l’exception notoire des 7000 adolescents roumains qui ont été contaminés dans le secteur hospitalier ou dans les orphelinats à la fin des années 80…). Ce n’est donc pas surprenant que les « force vives » de ARAS soient globalement bien moins directement touchées par le VIH que leurs homologues de AIDES en France. Au-delà, la stigmatisation forte sur le sida en Roumanie fait que cela reste très compliqué de parler de son statut positif publiquement (même, à priori, en tant que salarié d’une association de lutte contre le sida). Cette faible implication observée des personnes vivant avec le VIH dans les institutions formelles de ARAS constitue donc un autre indice qui pourrait expliquer le faible engagement de ARAS sur les enjeux thérapeutiques.
Les institutions informelles :
- Les « alliances » entre salariés : La plupart des salariés de ARAS travaillent le plus souvent par petites équipes, tard le soir, dans la mise en place des actions de proximité sur le terrain (« outreach » auprès des prostitués et des usagers de drogues). Ils ont donc amplement l’occasion de partager entre eux leurs points de vue sur ce que ARAS devrait faire.
- Les bénéficiaires de ARAS : Ceux-ci peuvent être catégorisés en deux principaux groupes : les bénéficiaires des actions d’outreach (les prostitués et les usagers de drogues) et les adolescents et jeunes adultes séropositifs qui participent aux activités de loisir organisées par ARAS (théâtre, peinture etc…). Le premier groupe, dans l’ensemble, reste globalement dans un rôle de simples usagers des services de l’association… Les jeunes personnes séropositives par contre sont fréquemment présentes dans les principaux locaux de l’association (là où les activités de loisirs sont organisées). Ces jeunes dans les faits décident collectivement déjà des types d’activités qu’ils font ensemble dans le cadre des ateliers organisés par l’association. Ils connaissent l’association depuis plusieurs années, et avec l’âge, leurs préoccupations évoluent.
D’une façon informelle, à l’occasion de leurs activités de loisirs à ARAS, ces jeunes parlent souvent entre eux des effets secondaires de leurs traitements ou de leurs expériences avec le service hospitalier. Il s’agit donc là des prémices d’une forme de soutien thérapeutique, qui jusqu’à présent ne se fait donc que d’une façon officieuse (même si les animateurs salariés par ARAS soutiennent sans ambiguïté les échanges de tout ordre entre les jeunes participants des activités de loisir).
2.2) Les mythes fondateurs de ARAS :
ARAS a été crée juste deux ans après le renversement du régime de Ceausescu et l’avènement de la démocratie en Roumanie. Lors de mes échanges avec les fondatrices de ARAS et plusieurs des salariés, j’ai ainsi constaté que les thèmes suivant revenaient d’une façon récurrente dans les discours sur les origines de ARAS :
- ARAS est une association fondée sur la liberté d’expression. A l’échelle de la Roumanie, la liberté de la parole fait bien partie des grand acquis de la démocratie, surtout que le régime communiste roumain était devenu dans les années 80 l’un des plus répressifs d’Europe, avec la mise en place de mécanismes massifs de surveillance et de contrôle des citoyens. La vocation initiale de ARAS était donc bien de renforcer la lutte contre le sida en Roumanie en libérant la parole sur le sida et la sexualité. Une des premières actions de ARAS en 1993 a ainsi été la mise en place d’une ligne d’information téléphonique permettant de pouvoir s’informer d’une façon anonyme (et librement) sur le sida. Dans les faits, le dialogue dans l’association reste encore très libre, y compris entre la direction, les salariés, et les bénéficiaires des actions.
- ARAS est fondée sur le respect des droits des personnes. Encore une fois, le contraste avec l’oppression du régime de Ceausescu est frappant. ARAS ainsi affiche ouvertement le principe que les personnes qui sont homophobes ou racistes n’ont pas leur place à ARAS.
- ARAS est une structure en lien avec la dimension internationale (surtout l’occident). Dans les faits, les premiers soutiens financiers que ARAS a obtenus provenaient de fondations américaines. ARAS en outre assume ouvertement et fièrement le fait d’avoir importé en Roumanie des façons de faire provenant de l’étranger (comme la réduction des risques pour les usagers de drogues par exemple).
Le contexte historique peut aussi aider à comprendre la faible place accordée à l’éducation thérapeutique dans ARAS. On peut constater que le militantisme sur les traitements a fait partie des enjeux historiques portés par de nombreuses associations de lutte contre le sida en occident, à partir des années 80. Cela n’a pas été le cas pour ARAS car, d’une part (comme dans beaucoup d’endroits…) les structures de soins en Roumanie considèrent qu’elles ont le « monopole » sur les enjeux médicaux. Mais en outre en Roumanie, la situation à été rendue d’autant plus sensible suite au scandale de la contamination de plus de 7000 enfants par le VIH précisément dans les structures de soins (dans la fin des année 80 mais aussi sans doute au début des années 90, soit après la fin du communisme). Malgré la liberté d’expression en Roumanie, ce scandale reste bien encore aujourd’hui un tabou en Roumanie. Contrairement à la France, il n’y à jamais eu de procès du sang contaminé en Roumanie (en France, cela concernait la contamination de personnes hémophiles par les transfusions sanguines en 1985-86). Personne n’a donc jamais été inculpé en Roumanie pour ces contaminations et les sinistres responsables ont certainement poursuivi leurs carrières professionnelles dans les institutions médicales… La solution roumaine a été d’une part l’achat du silence des familles concernées par la création d’une pension spécifique et d’autre part la cooptation des militants qui osaient « insister » sur cette question. Une militante s’est ainsi retrouvée propulsée à un poste dans le gouvernement… et du jour au lendemain, elle a arrêté de parler publiquement de la situation de son enfant séropositif… (C’est bien là un exemple frappant du pouvoir du « centre institué » du gouvernement roumain !!!) En bref, les institutions médicales roumaines sont très peu enclines à laisser des associations intervenir sur les enjeux médicaux, surtout qu’en ce qui concerne le sida, elles ont un passé particulièrement sombre.
2.3/ Les instituants et les institués.
Le centre institué de ARAS se situe clairement au niveau de la direction. Du fait de son statut de membre fondateur de l’association, de son expertise sur les enjeux lié à l’épidémie, Maria joue un rôle central dans l’association. Le directoire bien entendu a pour vocation de « veiller au respect des règles », et on peu noter que le mari de Maria est lui-même membre de longue date de ce directoire. Je considère qu’une partie des salariés de ARAS (les plus anciens) font également partie de ce centre institué : ils connaissent bien comment la « maison » fonctionnent et jouent un rôle clé dans l’intégration des nouveaux salariés (et donc du maintien dans la durée des façons de faire). Ce sont là les acteurs qui globalement assurent la pérennité des actions menées par ARAS : la prévention auprès des jeunes, la réduction des risques auprès des prostitués et des usagers de drogues, les activités de loisir pour les jeunes séropositifs…. D’une façon tacite, ce sont eux qui « choisissent » de ne pas accorder plus d’importance (jusqu’à présent) aux enjeux liés à l’éducation thérapeutique.
Parmi les instituants, les acteurs à même d’amener ARAS à développer ses actions sur l’éducation thérapeutique, je citerait en tout premier lieu certains des jeunes séropositifs qui participent aux activités de loisir organisée par ARAS. Certes, une partie de ces jeunes certes n’envisagent même pas que ARAS pourrait jouer un rôle sur traitements : ils présument que c’est là un une chose « dont on parle à l’hôpital, avec le médecin » et ne voient pas comment cela pourrait s’organiser autrement. Certains de ces jeunes toutefois, comme on l’a cité plus haut, n’hésitent pas à parler entre eux de leurs traitements et à s’échanger des astuces pour améliorer leur qualité de vie (c’est bien là une forme spontanée d’éducation thérapeutique !!). En outre, une partie de ces jeunes a eu l’occasion de participer à des séminaires internationaux (comme le séminaire Youth and AIDS en juin 2008, coorganisé par AIDES et ARAS…) et ont ainsi découvert concrètement que dans d’autres pays, les associations sont parfois très actives sur les enjeux liées aux traitements anti-VIH. Un élément déclencheur de leur mobilisation pourrait être le fait qu’ils découvrent qu’ils existent de nouveaux types de traitements sur le VIH qui ne sont pas encore disponibles dans leurs pays. Ils se posent alors de multiples questions. Ce cheminement pourrait prendre la forme suivante :
Si le traitement que je prends actuellement ne fonctionnait plus, comment pourrais-je avoir accès à ces nouveaux types de traitements ? J’ai eu des diarrhées dernièrement, est-ce que cela indique que le traitement que je prends ne marche plus ? J’en ai parlé au médecin mais il m’a dit de ne pas m’inquiéter. Mais me cache-t-il le fait qu’il considère que je devrai prendre ces nouveaux traitements mais que ceux-ci ne sont simplement pas disponible en Roumanie ? Ces jeunes se disent alors : mais que fait ARAS sur les traitements ?
Une autre catégorie d’instituants : les partenaires associatifs internationaux de ARAS.
Je citerai dans cette catégorie notamment l’association AIDES en France et EATG, le réseau européen des militants sur les traitements anti-sida. Nous partageons le constat que ARAS reste peu impliquée sur les enjeux thérapeutiques et nous l’encourageons (gentiment !!) à s’investir plus. Nous avons ainsi pris en charge la participation de membres d’ARAS à des formations et à d’autres évènements en lien avec l’éducation thérapeutique. EATG en outre a travaillé avec ARAS pour traduire et adapte en Roumain d’un guide de vulgarisation sur les traitements anti-VIH. Jusqu’à présent, nos efforts ont été vains… Dans les faits, nous reconnaissons que notre influence restera très limitée : nous respectons farouchement de toute façon l’autonomie de ARAS (c’est là un principe de base de notre partenariat) et au-delà, n’étant pas militants en Roumanie, nous n’avons pas vocation à devenir membre de ARAS… Sur cet enjeu, nous sommes donc à la périphérie de l’institution ARAS, des « marginaux » !
2.4/ ARAS : le centre et la périphérie, les zones d'incertitude, les pouvoir des acteurs, leurs systèmes d'action :
Nous l’avons vu, la direction de ARAS, le directoire, et certains des salariés constituent le centre de l’institution : collectivement ils maintiennent la structure en place, et par défaut, ils contribuent à maintenir le faible intérêt accordé par l’association sur les enjeux thérapeutiques. Ils connaissent les façons de faire financer les activités. Ils maîtrisent l’anglais ou le français donc ils ont accès aux réseaux internationaux.
On retrouve à la périphérie proche les jeunes personnes vivant avec les VIH qui depuis de nombreuses années ont bénéficié des activités de loisir organisées par l’association. Leur pouvoir vis-à-vis de « l’institution ARAS » reste limité : ils sont jeunes, une partie d’entre eux sont en rupture avec la scolarité. Aucun d’entre eux ne parle l’anglais ou le français, ce qui complique de fait toute constitution d’alliance directe avec par exemple les partenaires associatifs internationaux de ARAS…(ceux-ci sont pourtant parfois de passage dans les locaux de l’association).
Une zone d’incertitude dont ces jeunes « disposent » est le simple fait de ne plus venir aux activités de loisir organisées par ARAS s’ils ont le sentiment que celles-ci ne répondent plus à leurs besoins. C’est là une forme de pouvoir conséquente car très rapidement, les salariés animateurs concernés se retrouveraient sans-emploi si effectivement personne ne venait aux animations qu’ils organisent ! Cela aurait d’autant plus d’impact si effectivement, ce refus de venir se faisait d’une façon concertée… une alliance par exemple entre les jeunes qui veulent que ARAS soit plus attentive à leur besoin de pouvoir parler de leur situation médicale et des traitements qu’ils ont à prendre tout au long de leur vie (plutôt que de faire de la peinture).
En terme de système d’action concret, également, ces jeunes auraient tout intérêt à faire part de leurs souhaits directement auprès de la direction de ARAS et non pas auprès des salariés qui les encadrent. Ces salariés se sentent peut-être dans l’incapacité d’animer des discussions sur les enjeux médicaux, ils ne percevront donc pas ces demandes comme étant compatibles avec leurs intérêts. Dans les faits, la directrice d’ARAS est très accessible et connaît personnellement ces jeunes : il n’est pas improbable d’imaginer qu’elle entende les souhaits de changements exprimés par les jeunes et agisse en conséquence.
2.5) Et Petitat dans tout cela ?
Le sociologue André Petitat a proposé un cadre d’analyse de la communication dans les institutions : il a ainsi identifié huit catégories de base de la communication. Ces catégories reprennent la liberté des acteurs de pouvoir dissimuler, déformer, ou révéler leurs pensées ou leurs représentations[iii]. Dans le contexte d’ARAS, les différents échanges entre les acteurs impliqués peuvent donc être analysés sur la base de cette typologie.
Les jeunes qui participent au groupe de loisir et qui souhaiteraient pouvoir parler de leurs traitements peuvent donc adopter plusieurs modes de communication différente :
Ils pourraient, dans l’idéal, « afficher de façon acceptable leurs pensées et leurs sentiments, sans les déformer » :
- Nous avons envie d’en savoir plus sur les traitements car nous avons le sentiment que notre médecin nous cache des choses, nous savons qu’il existe des nouveaux médicament qui n’existent toujours pas en Roumanie et ce serait bien que l’on puisse parler de cela lors de nos réunions à ARAS pour voir comment améliorer les choses…
Plus vraisemblablement, ces sentiments seront exprimés d’une façon ironique, ce qui implique une déformation des sentiments. Un exemple un peu extrême pourrait être :
- J’en ai marre de ces ateliers peinture. De toute façon, ARAS ne fait jamais rien de bien pour nous. Mes traitements me rendent malade et vous vous en foutez !
Au niveau de la réponse apportée par l’animateur de l’atelier, on rappelle, dans notre cas hypothétique, qu’il a le sentiment qu’il ne saurait pas animer une discussion sur les traitements, et donc il est peu enclin à répondre favorablement à ces demandes. Il sait toutefois que ARAS pourrait très bien développer des actions sur les enjeux thérapeutiques (une de ses collègues justement a participé à des formations à l’étranger…), mais comme ce n’est pas sa spécialité, il n’a aucune envie de voir une nouvelle action se mettre en place avec « ses » jeunes surtout s’il n’est pas impliqué.
Au pire donc, ses réponses pourraient prendre la forme de mensonges, de manigances : il déforme et cache ses pensées. C’est de l’ordre de l’illicite vis-à-vis de sa fonction qui est de prendre en compte les besoins des jeunes, quels qu’ils soient :
- Cosmin, seul ton médecin peut t’aider sur tes traitements, si tu te sens malade, tu peux rentrer à la maison…
Une autre façon de répondre serait simplement d’éluder complètement le sujet… de faire semblant de ne pas avoir entendu… Il cache ses pensées sans pour autant enfreindre d’une façon illicite les règles de sa fonction :
- Oui mais aujourd’hui, nous étions d’accord pour répéter cette pièce théâtre… au fait… qui devait s’occuper des déguisements ?
2.6) Solidarités et conflits :
Parmi les acteurs que nous avons identifiés, nous nous retrouvons donc avec les instituants, les adolescents et les jeunes adultes, qui ont envie de pouvoir parler de leurs traitements et de pouvoir apprendre comment mieux vivre avec. La solidarité entre eux tout d’abord est fondamentale : c’est bien en s’apercevant qu’ils ne sont pas seuls à vivre avec leurs questions sur les enjeux thérapeutiques qu’ils réaliseront que leurs inquiétudes sont partagées et légitimes. C’est sans doute ce qui les amènera à se mobiliser sur cet enjeu.
La solidarité pourrait se nouer aussi avec les acteurs associatifs européens qui ont une expertise et une expérience sur l’éducation thérapeutique : beaucoup d’entre eux en outre sont également séropositifs. Un frein évident à cette solidarité est bien l’enjeu des langues… On peut imaginer qu’il y a bien quelques militants associatifs sur les traitements anti-VIH qui parlent le roumain…
La direction de ARAS est elle très au fait des initiatives multiples menées par leurs homologues européens sur l’éducation thérapeutique. Si évidemment trouver des financements pour mener des nouvelles actions n’est jamais facile, elle se dit qu’organiser un week-end d’échange entre les jeunes sur les enjeux thérapeutique ne coûte pas bien cher. Elle a entendu certains des jeunes évoquer leurs envies de parler de leurs traitements… Mais, si elle est solidaire dans l’idéal avec ces souhaits… elle est toujours prise par de multiple priorités (Par exemple : les financement du Fonds Mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme vont bientôt s’arrêter en Roumanie… et cela implique la fin de la grande majorité des financements de ARAS). Et puis surtout, lors des réunions de salariés, l’animateur des ateliers de loisirs – qui est censée très bien connaître les jeunes personnes séropositives – ne leur a jamais parlé de ce besoin d’éducation thérapeutique…
L’animateur des ateliers de loisirs se retrouve ainsi dans un rôle de « marginal sécant ». Il est l’intermédiaire naturel entre la direction et les besoins exprimés par les jeunes, et dans les fait, il ne transmet que les informations qui servent son intérêt… Il est donc bien clairement dans une situation de conflit vis-à-vis de cette demande exprimée par les jeunes.
Les autres salariés de ARAS peuvent assumer des rôles très variés sur cette question. Par défaut, la plupart sont concentrés sur leurs actions de prévention et de réduction des risques auprès des prostituées et des injecteurs de drogues. Face à cette demande d’action sur les enjeux thérapeutiques, la plupart ne se sentent simplement pas concernés : beaucoup d’entre eux partage la représentation que de toute façon, « seuls les médecins s’y connaissent sur les traitements ». Par défaut, leur attitude sera relativement neutre. Par contre, si la direction envisageait d’utiliser une partie du budget de leurs actions pour organiser un séminaire de formation sur les traitements…. ils deviendraient alors très vite opposés à cette idée !
Les membres du directoire sont eux trop peu impliqués dans la vie quotidienne de l’association. Ainsi, ils n’ont sans doute jamais entendu parler de cette idée d’organiser des ateliers thérapeutiques. En outre, si on suppose qu’aucun d’entre eux n’est séropositif… ils n’ont qu’une idée abstraite des enjeux de la vie avec les traitements antirétroviraux. Le point n’apparaît pas même à l’ordre du jour de leurs réunions (qui sont bien chargées… surtout avec la fin imminente des financements du Fonds Mondial…). Ils sont donc en situation de conflit vis-à-vis de ces demandes des jeunes, surtout par manque d’information.
2.7) Quelles stratégies de changement?
Nous l’avons vu, l’idée de développer l’action thérapeutique dans ARAS, même si c’est une demande formulée par ses propres usagers, se confronte à une variété d’obstacles.
Une première solution pour les jeunes serait simplement d’arrêter de venir à ARAS. Il y a d’autres associations de lutte contre le sida en Roumanie et celles-ci pourraient bien être mieux à même de répondre à cette demande… Ou alors, ils se retrouveront pour créer un groupe d’auto-support informel… qui pourrait bien se transformer en une nouvelle association un jour ! Le départ de ces jeunes fragiliserait ARAS. Certes, les actions auprès des prostituées ou des usagers de drogues justifient en soit le maintien de la structure. Mais en Roumanie notamment, ou le principal groupe de personnes diagnostiquées comme étant séropositives sont bien les jeunes qui ont été contaminés dans les années 80, la fin des actions de ARAS avec les adolescents séropositifs nuirait clairement à sa légitimité en tant qu’association de lutte contre le sida. En outre, très concrètement, deux bailleurs financent ARAS précisément parce qu’elle mène des projets de soutien auprès des jeunes séropositifs.
Une autre stratégie pour les jeunes serait dans un premier temps de parler de leur idée auprès des différents salariés de l’équipe de ARAS qu’ils croisent régulièrement dans les couloirs de l’association. La grande majorité ne leur accordera certes qu’une attention passagère… Mais ils découvriront ainsi – un peu par hasard - que la coordinatrice du service méthadone avait participé à une conférence européenne précisément sur les enjeux thérapeutique face au sida et elle leur parle de différents projets mis en œuvre pas les associations en Europe. Ils découvrent ainsi une alliée inattendue ! Ensuite bien entendu, ils pourraient aller parler de ce souhait directement avec la direction de ARAS (en court-circuitant leur animateur…) Ils pourraient préciser qu’ils ont bien compris que ARAS est censée adhérer au principes de la santé communautaire… et que par conséquent, leurs demandes sont légitimes et doivent être prises en compte !
L’association française AIDES (en autres, l’auteur de ce devoir…) fait aussi partie des acteurs identifiés comme instituants dans cette étude. Une façon d’intervenir a donc été de communiquer cette étude (rédigée à titre strictement personnelle et non pas au nom de AIDES) à ma chère collègue Nicoleta Dascalu, co-fondateur et salariée de l’association ARAS. J’en profite pour la remercier chaleureusement pour les corrections et compléments d’information essentiels qu’elle a contribué à cette étude. Je prends acte également que Nicoleta s’est engagée à diffuser la version finale de ce texte auprès de ses collègues. Ce sera une façon peut-être d’animer des discussions sur le rôle de ARAS vis-à-vis des enjeux thérapeutiques. Dans ce cadre, je tiens à rappeler bien entendu qu’une partie des exemples ou anecdotes citées ci-dessus (surtout le rôle de l’animateur des ateliers…) ne sont que des exemples fictif dont la vocation première est d’illustrer des principes de la sociologie des institutions. Toute ressemblance entre ces illustrations avec des évènements réels ne serait que le fruit d'une pure coïncidence.
Références:
[i] Romanian Ministry of Health. Ungass Country Progress Report : Romania. Bucarest: UNAIDS; 2008. Disponible en ligne: http://data.unaids.org/pub/Report/2008/romania_2008_country_progress_report_en.pdf
[ii] Pineault L, Trénado E, Simonneau E, Dascălu N. Rapport de mission PLUS / ARAS. Non publié, 2008.
[iii] PETITAT, André Échange symbolique et historicité. Sociologie et sociétés. v. 31. n. 1, 1999. p. 93-101.