Une représentation est la façon dont l’homme se représente la réalité. Les représentations font partie de ce que l’on pourrait appeler la "U-réalité" des personnes (Alfonso Roca). Selon A. Giordan et G. De Vecchi, les représentations sont les modèles explicatifs que les individus se construisent au fur et à mesure à partir de leur propre réalité. C’est la raison pour laquelle certaines représentations sont si difficiles à faire évoluer, surtout si les connaissances nouvelles à assimiler sont complexes et si elles ne sont pas associables, d'une façon ou d'une autre avec les représentations pré-existantes des personnes. Pour que l’apprentissage se fasse, il faut donner du sens à l’apprenant : en d'autre termes il faut que les concepts enseignés puissent trouver leur place et leur cohérence, d'une façon ou d'une autre, avec ce que la personne sait déjà et sa façon d'interpréter le monde (son "noyau central"). Ce noyau central ne pourra changer que si le nouveau modèle explicatif proposé est perçu par la personne comme plus pertinent ou adapté que ses façons antérieures de comprendre les choses. En d'autres termes, ces nouvelles connaissances pourront passer du "noyau périphérique"(une façon alternative et temporaire de comprendre et qui intègrent les nouvelles connaissances) vers le noyau central. Or cette intégration ne se fait pas en une seule fois, c'est un processus qui est par nature paradoxal (Giordan).
Dans le champ de la santé, les premières études sur les représentations des patients atteints de maladie chronique avaient pour objectif de mieux comprendre le comportement des patients face à leur traitement ; le but étant le plus souvent de trouver des meilleures façons d'améliorer l'observance du patient. Selon certains chercheurs, la construction des représentations d’un patient face à la maladie dépend de trois facteurs : ses différentes sources d’information (famille, médias…), ses propres expériences avec la maladie et ses perceptions symptomatiques actuelles. Les structures cognitives se construisent tout au long de la vie de l’individu. Elles dépendent des connaissances et de l’histoire de l’apprenant. C’est pourquoi elles sont assez stables et donc difficiles à changer. Pourtant elles guident le comportement du patient face à la maladie. Une maladie chronique change la façon de vivre du patient. Le soignant doit faire comprendre au patient qu’il peut avoir d’autres normes à suivre. Pour cela, le soignant doit être en mesure de connaître les représentations du malade, notamment celles qui font obstacle à l’acquisition de nouveaux savoirs. Il doit connaître la façon dont le patient a construit sa propre maladie. L’objectif du soignant est d’aider le patient à accepter les nouvelles normes de vie, de le rendre autonome et responsable. Pour aider le patient à faire évoluer ses représentations, il faut que le soignant lui donne du sens.
En bref, il faut aider le patient à reconstruire sa propre réalité pour lui permettre de continuer à vivre le mieux possible avec sa maladie.
2. La problématique :
Faut-il ou pas condamner les personnes séropositives qui – connaissant leur statut sérologique – ont des relations sexuelles sans préservatif?
Au niveau international, un nombre croissant de pays légifèrent dans le sens de la pénalisation de la transmission du VIH : la logique étant que la crainte de poursuites judiciaires pourrait amener les personnes séropositives à utiliser systématiquement des préservatifs, ce qui contribuerait à réduire le nombre des nouvelles contaminations. Des juristes et des associations toutefois ne partagent pas cette approche. Ils relèvent que la répression légale n'a pas démontré qu'elle était efficace pour changer les comportements sexuels des personnes et les amener à mieux se protéger. Ce type de loi pourrait avoir en outre comme effet pervers de dissuader les personnes de se faire dépister pour le VIH, car, si on ne sait pas que l'on est séropositif, on ne risque pas de tomber sous le coup de la loi. En outre, la pénalisation de la transmission du VIH pourrait créer un faux sentiment de sécurité chez les personnes séronégatives si elles considèrent que la responsabilité de la prévention dépend uniquement des personnes séropositives. Au delà, la condamnation de personnes séropositives peut contribuer à renforcer la stigmatisation sociale vécue par les personnes vivant avec le VIH. La punition légale devrait être ainsi strictement réservée dans les rares cas où l'intention de nuire est avérée et démontrée (Jürgens).
La loi française jusqu'à présent ne pénalise pas spécifiquement la transmission du VIH. Cependant, plusieurs personnes ont d'ores et déjà été condamnées pour avoir contaminé un partenaire sexuel. Ces inculpations se sont fondées pour la plupart sur la loi interdisant l'administration de substances nuisibles à autrui. Certaines de ces condamnations ont été largement couvertes pas les médias français et ont remis à l'ordre du jour l'enjeu du statut légal et moral de la transmission du VIH. En 2005 par exemple, un documentaire diffusé sur la chaîne de télévision France 2 (dans le cadre de l'émission "Envoyé Spécial") présentait la situation de plusieurs femmes qui déclaraient avoir été contaminées par leur mari ou leur amant. Celles-ci souhaitaient engager des poursuites pénales. Elles déploraient notamment que les principales associations françaises de lutte contre le sida (AIDES, Sida Info Service) avaient refusé de les aider dans leurs démarches. Ce documentaire reflétait bien que, dans une large mesure, le point de vue des associations opposées à la pénalisation de la transmission du VIH reste incompris par le grand public et les législateurs.
Notre enquête a donc pour vocation d'identifier les représentations sociales sur la transmission du VIH aujourd'hui. Ce travail pourrait constituer la première étape d'une recherche menée pour le compte d'une association de lutte contre le sida. Cette association souhaite en effet identifier les meilleures façons d'expliquer au grand public et aux législateurs les raisons pour lesquelles elle s'oppose à la pénalisation légale de la transmission sexuelle du VIH.
3. L'objectifs de cette enquête :
Identifier les représentations du grand public en France sur les enjeux éthiques et légaux de la transmission par la voie sexuelle du VIH.
4. La méthode :
Dans le cadre de ce travail, nous nous sommes centrés par souci de commodité sur les jeunes actifs de 25 à 35 ans résidant en Ile-de-France.
Nous avons mené des entretiens courts, semi-dirigés, auprès de six personnes.
Ces entretiens ont été enregistrés et ont été retranscrits (cf annexe de ce document). Nous nous sommes accordés sur les modalités communes suivantes pour ces entretiens:
A. L'interrogateur précise qu'il s'agit d'une enquête d'opinion sur "les enjeux légaux, la sexualité, et le VIH/sida", que les réponses seront traitées d'une façon strictement confidentielle. Le temps maximum imparti pour répondre à chacune des questions (sans recourir à des sources d'information externes) est de 5 minutes.
B. Le questionnaire suivant est lu:
Madame L, trente deux ans, a appris qu'elle était infectée par le virus du sida il y a une dizaine d'années. Depuis l'annonce de sa séropositivité, elle a des relations sexuelles sans préservatif avec plusieurs hommes auxquels elle ne révèle pas sa maladie.
1ère question : que pensez-vous de cette situation?
Monsieur A, l'un des partenaires sexuels de Madame L découvre sa séropositivité. Il apprend par la suite d'un ami commun que Madame L était au courant de sa séropositivité depuis longtemps. Il en conclut donc que c'est elle qui l'a contaminé. Il se sent trahi et décide d'engager des poursuites devant les tribunaux.
2ème question : Que pensez vous de cette démarche?
3ème question : Selon vous, quelle décision doit être prise par le tribunal? Pourquoi?
Analyse des textes:
Dans un premier temps, nous avons extrait les mots ou les groupes de mots utilisés par les répondants pour décrire la situation et ce qu'ils en pensent. Ainsi que détaillé en annexe, nous avons organisé et reformulé en partie ces mots pour créer des groupes sémantiques.
Ensuite, pour pouvoir faciliter la visualisation de la fréquence des termes utilisés, nous avons eu recours, à titre expérimental, au site internet www.wordle.net. Ce site permet de créer des représentations visuelles, des "nuages de mots", à partir du texte fourni. Les mots dont la fréquence est plus élevée sont affichés en plus gros: on peut ainsi voir rapidement quelles ont été les représentations les plus utilisées et les plus partagées par nos répondants.
5. les résultats
Les listes de mots utilisés pour cette étude et la façon dont nous les avons regroupés et reformulés sont incluses en annexe.
Les notions suivantes ont émergé dans ces entretiens:
Valeurs morales: moral, égoïsme, vengeance, éthiquement, irrespect, dangereuse, danger public, normal, pas jouer avec la vie des gens, responsabilité, responsable, irresponsable, idiotie, volontaire, conscience, consciente, personnes consentantes, informer, comprenne.
La maladie, la médecine et la prévention: maladie, malade, contaminé, contamination, infecté, transmis, état de santé, transmettre le virus, propagation de l'épidémie, statut sérologique, séropositivité, médecin, maladie grave, la vie, traitement, soignée mentalement, suivi psychiatrique, faire un test, malaise, gâcher la vie, euthanasie, mort, tuer, se protéger, moyen de protection, préservatif,
Emotion: rancoeur, dramatique, extrême, sujet très délicat, pas très à l'aise, exagéré, mort, partagé sur la question.
La justice et les enjeux éthiques: justice, réparation, payer, fautes, preuves, prouver, légitime, liberté, condamnation, condamnable, prison, sentences, meurtre, préméditation, tentative de meurtre, accuser, moral, enquête, non coupable, non lieu, torts partagés, jugée, révélé, droit de garder pour soi son état de santé, pas jouer, tort, pas de raison de procès, sanction, vengeance, réparer son mal, devoir, préjudice, sanction pécuniaire, avouer, crimes, excusé, droit de choisir sa sexualité, droit de choisir de se protéger ou pas.
Le souci de précision (surtout quand il s'agit de définir ce que la justice doit décider): Antécédents, confirme, intimement convaincu, sûr, de façon formelle, certitude, étudié en amont, retrouve toutes ses relations, prouver, en toutes connaissances de cause
On peut d'ores et déjà constater les choses suivantes:
- Beaucoup de mots forts se rapportent à ce sujet, des mots très sérieux, lourds de conséquence. Le sujet n'est pas pris à la légère. Il y a une grande notion de la responsabilité de chacun. La transmission du virus est perçue par plusieurs des répondants comme une façon de donner la mort. Le cas fait appel à nos valeurs morales.
- Les gens interrogés connaissent quelques termes médicaux, le sujet du sida étant d'actualité.
- Les termes juridiques portent principalement sur les droits de chacun, l'apport de preuves précises avant de blâmer et de condamner. La gravité du sujet est mise en valeur par les nombreux termes relatifs à la précision nécessaire afin de juger au mieux.
- Le sujet met mal à l'aise certains des répondants.
Une première tentative d'illustration des concepts les plus fréquemment utilisés avec le site www.wordle.net donne le résultat suivant:
Or, à la lecture des réponses, il apparaît clairement que nos répondants étaient finalement très équitablement partagés: trois d'entre eux estiment qu'une sanction est justifiée et trois considèrent que cette sanction n'est pas justifiée! Dans les faits, d'une façon flagrante, les trois personnes favorables à une sanction ont utilisé des termes très différents des trois autres personnes. Pour cette raison, nous avons tenté de compléter notre étude par une analyse des représentations de ces deux groupes d'une façon séparée, pour pouvoir mieux comprendre ce qui se passe.
La représentation graphique des termes utilisés par chacun des deux groupes fait apparaître très clairement les grandes différences de représentation entre ces deux groupes.
Tout d'abord, les personnes favorables à une forme de sanction :
Ensuite, les personnes opposées au principe de la sanction:
Dans le premier groupe ainsi, le fait que la femme séropositive ne se protège pas lors de ses relations sexuelles est considéré comme un crime (ou un meurtre). Son comportement est considéré soit comme étant irresponsable, soit motivé par l'envie de vengeance envers ses partenaires sexuels (pour venger sa propre contamination). En conséquence, c'est "normal" et "légitime" que l'homme engage des poursuites: la sanction est considérée comme étant justifiée, car il s'agit de réparer le crime commis. En outre ce premier groupe suggère, en complément de la sanction, la prise en charge psychiatrique de la femme.
Dans le deuxième groupe, on se retrouve face à une toute autre histoire: l'homme et la femme sont considérés comme partageant mutuellement la responsabilité de la protection de leurs relations sexuelles, les "torts" sont "partagés". Les répondants font référence au droit des personnes (le droit de ne pas être obligé de révéler sa maladie à ses partenaires sexuels, le droit de se protéger ou pas... un des répondant considère aussi que "Ce serait plutôt au médecin de l’informer pour qu’elle se protège"). Par conséquent, ils ne sont pas d'accord avec le fait que l'homme engage des poursuites judiciaires, aucune forme de sanction à l'encontre de la femme n'est justifiée.
Les termes forts et fréquemment utilisés pas le premier groupe comme "crime", "vengeance" et tout le langage associé au registre du crime et de la punition (avouer, commettre, réparation, sanction...) sont complètement absents dans les réponses du deuxième groupe. Cela suggère que l'on est face à deux types très distincts de représentations vis à vis de la transmission sexuelle du VIH.
6. Les conclusions :
Afin de toucher le public pour faire passer un message contre la pénalisation légale de la transmission sexuelle du VIH, la logique suggère de tenter de cibler en priorité les personnes qui sont favorables à la pénalisation de la transmission sexuelle du VIH, pour ne pas se retrouver à prêcher auprès de personnes déjà convaincues. Cela implique de prendre en compte à la fois le fait que c'est un sujet porteur d'émotion pour ces personnes (par exemple "découvrir que l'on a été contaminé par le VIH est toujours vécu comme une très mauvaise nouvelle"), reconnaître également le désir de réponse juridique ("Les personnes qui découvrent qu'elles ont été contaminées peuvent avoir envie de traduire en justice la personne qui les a contaminée") avant d'exposer notre argumentaire. Sans ces précautions, l'argumentaire présenté pourra être perçu par le public ciblé comme n'ayant rien à voir avec leur façon de comprendre la situation, il deviendrait alors inaudible.
Pour la suite, le concept clé qui apparaît être au coeur des représentations des personnes qui ne sont pas favorables à la pénalisation du VIH est bien la logique du "tort partagé". Cette logique de la "responsabilité partagée" de la prévention lors de toute relation sexuelle peut ainsi être largement mise en avant dans l'argumentaire.
Le souci de précision, surtout quand la justice est impliquée, est aussi largement partagé par les répondants. Ceci pourrait être intégré dans les messages présentés : "Pour éviter les dérives, la justice se retrouvera dans l'obligation de prouver (1) que la personne accusée est bien à l'origine de la contamination (2) que cette femme avait effectivement l'intention de nuire (en d'autre termes, qu'une relation sexuelle entre deux adultes consentants n'était en fait qu'une forme de stratagème crapuleux de la part de la femme) (3) qu'elle avait par conséquent trouvé une façon "d'empêcher" l'homme d'utiliser un préservatif, et que l'homme n'était donc pas face à un choix mais avait été forcé malgré lui à ne pas se protéger.... Cela peut être une autre façon d'illustrer que le choix de la prévention implique toujours une négociation entre deux personnes.
Au delà, c'est toujours utile d'informer le grand public sur les dynamiques de la transmission du VIH en France. Les répondants ont tous fait référence à leur connaissance de la dimension médicale du VIH et de sa transmission. Mais la représentation d'une épidémie dont le moteur serait la propagation par des personnes séropositives irresponsables est clairement remise en cause par un nombre important d'études:
(1) Dans la majorité des cas, ce sont les personnes qui ne savent pas qu'elles sont séropositives qui contaminent les autres. D'une part, nous savons que les personnes qui ont appris leur séropositivité adoptent par la suite des comportements de prévention (Higginbotham). D'autre part, la charge virale des personnes est très élevée dans les semaines qui suivent la contamination. Il s'agit là d'une période charnière ou le plus souvent, par définition (a) les personnes n'ont pas encore été dépistées et (b) ces mêmes personnes ne se protègent pas systématiquement car sinon, elles n'auraient pas été contaminées. Selon plusieurs études, cette "période charnière" serait à l'origine de près de la moitié des nouvelles contaminations, en tout cas parmi les gays (Brenner).
(2) Nous savons en outre que la prescription d’un traitement antirétroviral réduit d'une façon exponentielle le risque de contamination, même quand les préservatifs ne sont pas utilisés (Vernazza). Encore une fois, ce ne sont pas les personnes qui ont été diagnostiquées comme étant séropositives en France qui sont le moteur de l'épidémie (car la grande majorité d'entre elles prend des traitements).
Il peut demeurer des cas extrêmement rares où l'intention de nuire est avérée et démontrée (par exemple le cas d'un homme qui avait produit un faux certificat de séronégativité précisément pour justifier la non-utilisation des préservatifs avec sa compagne, qu'il a contaminée...) la loi française est déjà en mesure de faire face à ces situations (l'homme en question est en prison). Que ce soit du point de vue de la santé publique en général ou la prise en compte par la justice des cas très rares ou la volonté de nuire est avérée, appeler à la pénalisation de la transmission du VIH (à la punition de "ces séropositifs irresponsables") est donc contre-productif.
La cohérence surprenante que nous avons constatée entre d'une part les représentations des personnes favorables à la pénalisation et d'autre part les personnes qui y sont opposées mérite d'être vérifiée via des enquêtes complémentaires qui impliquent notamment d'autres catégories de la population.
Références:
Alfonso-Rocca M, d'Ivernois J. Connaissance et Représentation. Bobigny : Département de pédagogie des sciences de la santé, Université Paris XIII ; 2004.
Brenner BG et al. High rates of forward transmission events after acute/early HIV-1 infection. J Infect Dis 195: 951-59, 2007.
Drieu J. Maladie d'Amour [reportage]. Envoyé Spécial. France 2 ; 2005.
Giordan A. Apprendre! Paris : Belin ; 1998.
Giordan A, De Vecchi A. L'enseignement scientifique. Comment faire pour que " ça marche? " Paris : Delagrave ; 2002.
Higginbotham S, Holmes S. "Adoption of Protective Behaviors Among Persons With Recent HIV Infection and Diagnosis--Alabama , New Jersey , and Tennessee , 1997-1998," Morbidity and Mortality Weekly Report, June 16, 2000 , vol. 49, no. 23, pp. 512-15.
Jürgens R, Cohen J, Cameron E, Burris S, Clayton M, Elliott R, et al. Dix raisons de s’opposer à la criminalisation de l’exposition au VIH ou de sa transmission. Open Society Institute. 2008.
Vernazza P et al. Les personnes séropositives ne souffrant d’aucune autre MST et suivant un traitment antirétroviral efficace ne transmettent pas le VIH par voie sexuelle. Bulletin des médecins suisses 89 (5), 2008.



